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Le blog de Maroudiji

Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.

L’amitié entre une souris et un chat

« Ainsi on observe à nouveau que les vues
sur l’intrigue politique de l’art de gouverner
s’adapte remarquablement à nos affaires
contemporaines. »
H. Zimmer

Un dieu déchu, Bhisma
Ganga retourne Bhisma à son pèreAussi appelé respectueusement l’Aïeul, Pitamah, parce que le plus ancien de la dynastie des Kuru, on sait maintenant que Bhisma est un dieu déchu*; il est en outre la seule progéniture que sa mère, Ganga, a épargné de la noyade, ses sept autres frères l’ayant été à la naissance. Le plan avait été établi d’avance, lorsque ces dieux, les Vasu, vivaient sur les planètes supérieures. Maudits par un sage à renaître sur Terre, ils n’avaient absolument aucune envie de s’y attarder.

Pour un service hautement apprécié rendu à son père, Bhisma reçut en bénédiction de choisir le moment de sa mort; il devenait pour ainsi dire quasi immortel. Survivant malgré lui d’une mort programmée et bénéficiant d’un statut royal suprême, la vie parmi les terriens n’était pas pour autant un cadeau. Et toujours par amour envers son père, il prononça aussi le vœu de rester célibataire sa vie durant, donc de ne pas engendrer d’enfant. Des forces contraignantes voulaient s’assurer que la royauté ne demeure pas entre les mains de ses descendants mais passe à une autre lignée. Ironie du sort, pendant plusieurs générations Bhisma assumera tout de même la direction du royaume. Sous sa juridiction, la dynastie des Kuru gagna en prestige, richesse et puissance.

Quand durant cette saga un des descendants des Kuru, Pandu, décida de renoncer au royaume et de se retirer dans la forêt avec ses deux femmes, son frère aveugle prit la place par intérim, en attendant les légitimes successeurs, les éventuels enfants de Pandu.

** Et pendant tout ce temps, Bhisma veillait et s’assurait du bien de ses protégés. 
_____________

Plus tard, viendra la bataille de Kurukshetra, une guerre fratricide qui le mettra dans un grand embarras. Il fut contraint de s’allier au roi Dhritarastra contre ses chers Pandava qu’ils considéraient comme ses enfants. Cette bataille lui donna l’occasion de quitter ce monde, il lui devenait de plus en plus insupportable. C’est là que nous le retrouvons, sur un lit de flèches tirées par Arjuna et qui ont traversé le corps.

Blessé à mort, le moment n’était cependant pas de bon augure pour rendre son dernier souffle, Bhisma préférait attendre que dans le ciel les étoiles soient alignées selon une configuration avantageuse à son départ.

Sur ce lit de flèches et prenant son mal en patience, les membres des deux camps venaient le voir tous les soirs et le consultaient. Il faut savoir qu’en parallèle à la Bhagavad-gita, qui est une Upanishad en soi, les instructions de Bhismadeva constituent une importante part du Mahabharata et sont riches d’un enseignement rare et inestimable pour l’humanité at large.

Bhisma sur un lit de flèches

Donc, une de ses nuits, Yudhistir, en présence de Krishna et de ses frères, posa cette question parmi d’autres : Maintenant, ô Pitamah, j’aimerais t’entendre sur un point crucial qui me ronge les sangs. Vu la désespérante situation par laquelle je suis passé et dont j’ai beaucoup de mal à vivre avec ses conséquences, je voudrais connaître l’attitude à adopter lorsqu’on est attaqué non seulement par de nombreux ennemis mais aussi par ses amis, du moins ainsi les considérait-on, qui se joignent à eux ? (À rappeler que Bhisma, ayant été le protecteur des Pandavas, s’est rangé dans le camps de leurs ennemis, contraint et forcé par les convenances.)

Mon cher Roi Yudhistir, c’est le temps et les circonstances, et rien d'autre, qui tressent les liens entre amis ou ennemis. Celui qui prend en considération ce principe lorsqu’il se dispute avec de soi-disant amis ou qu’il se réconcilie avec des ennemis supposés, est de loin supérieur à celui qui voit ou devine simplement le danger. Je vais te raconter une autre histoire très intéressante pour illustrer ce point.

Les relations entre amis : le chat et la souris

« C’est là un exemple typique, tiré de ce vaste trésor de sagesse politique que sont les fables de l’Inde. Il donne une idée du réalisme cynique et captieux, tout de
sang-froid, qui est la sève et le parfum du style de l’Inde ancienne
en matière de théorie et de casuistique politiques. »
H. Zimmer

Sous un arbre banian, un jour, un chasseur posa son filet pour attraper quelques-uns des nombreux oiseaux qui le fréquentaient en nuées tous les soirs. Un chat, en train de chasser, tomba dans le piège et il se referma sur lui. Quand une souris qui vivait là sortit de son trou, elle constata que son ennemi juré était hors d’état de nuire et elle s’aventura à grignoter un morceau de viande laissé la veille par le chasseur pour attirer les animaux. Elle s’en approcha, indifférente au félin empêtré dans le filet, quand elle s’aperçut d’un double danger : à quelques pas une mangouste la guettait et sur une branche du banian un hibou s’apprêtait à fondre sur elle. Ils attendaient qu’elle s’éloigne du chat.

Le Panchatantra : La souris et le chat

Elle s’adressa alors à son ennemi le chat dont l’arrêt de mort sonnerait avec le retour du chasseur : –Nous sommes tous deux pris au piège, lui dit-elle, et dorénavant nos vies ne valent pas tripette. Je te propose un plan pour nous sortir de ce pétrin. Écoute-moi attentivement car le succès de notre libération ne dépend que de toi. Si tu me protèges de la mangouste et du hibou en me laissant me blottir sous ton ventre, tu me sauveras d’une mort certaine, alors je te serai obligée et à mon tour je t’aiderai en rongeant les fils qui te retiennent. Si je meurs tu meurs, c’est donnant donnant, alors décide-toi vite !

Le chat qui avait de la suite dans les idées accepta sans perdre de temps : -C’est la providence qui t’envoie, dit-il, à partir de maintenant nous serons de grands amis et nous allons faire mentir le proverbe en prouvant au monde entier qu’un chat et une souris peuvent s’entendre et se respecter. Viens te pelotonner sous mon corps, là personne ne te fera de mal. Si je sors vivant de cette posture diabolique, je te promets que personne n’osera te faire du mal tant que je serais en vie. Jamais je ne pourrais te repayer cette dette, et à partir d’aujourd’hui je suis ton ami pour toujours. 

Quand la mangouste et le hibou virent que leur proie leur échappait, ils quittèrent les lieux. Le chat avertit alors la souris qui commença à sectionner les fils. Mais comme le résultat n’était pas convaincant, il s’impatienta : -Plus vite, plus vite ! Tu m’avais pourtant juré que ce n’était qu’une affaire de quelques coups de dents. Lorsque tu étais en danger, j’ai accepté ton amitié et je t’ai protégée contre tes ennemis mortels. Pourquoi traînailles-tu ainsi, as-tu déjà oublié ta promesse ? Tu m’as parlé d’amitié et j’ai trouvé tes paroles pleines de bon sens, j’ai accepté tout de suite de te protéger. Je suis plongé dans une anxiété extrême parce que le chasseur peut débouler à tout moment et ma vie sera finie. Tu le sais pourtant, est-ce cela ton idée de l’amitié ?

La souris et le chat-Pour te dire la vérité, cher ami le chat, je n’ai pas envie de jouer ma vie à la chance, j’ai l’intention de te relâcher seulement au moment voulu, pas avant. Ne t’en fais pas, je ne suis pas ingrate mais je ne suis pas folle non plus. Je travaille sincèrement à ta libération. Dès que le chasseur montrera son nez, les mailles du filet se rompront et tu seras libre. À cet instant, ta seule préoccupation sera de prendre la poudre d’escampette et je n’aurais pas à me soucier outre mesure de ta voracité indéfectible pour la chair de souris.

À cela le chat lui répondit : -Ta crainte est fondée. Tu me tiens rigueur pour mon attitude passée envers toi et je t’en demande pardon. Je ne me doutais pas qu’un jour tu me sauverais la vie et que nous deviendrons amis. Nous avons fait un pacte d’amitié en toute bonne conscience et je t’ai prise sous mon giron. Ne me suis-pas racheté à tes yeux ? Je t’ai sauvée d’une mort certaine. Je t’en prie mon amie, donne-moi maintenant l’opportunité de prouver ma sincérité.

-Je comprends bien ce que tu dis, répondit la souris, de voir les choses ainsi est dans ton intérêt légitime. Écoute le mien à présent. Les amitiés qui se nouent dans des conditions de peur sont à prendre avec prudence. Si le faible, motivé par la peur, fait alliance avec plus fort que lui, il ne doit jamais baisser la garde lors de situations difficiles, car dans cette relation c’est toujours le plus faible qui écope et il n’en tire aucun bénéfice. Ne le sais-tu peut-être pas mais cela n’existe pas un ami ou un ennemi naturel. C’est un serpent des mers. On le devient selon les circonstances. Quand par exemple une amitié se constitue, l’un traite l’autre selon les désirs qu’il recherche par ce nouveau lien. Et quand le but est atteint, l’amitié n’a plus le même goût. Bref, le chat, il ne me reste plus qu’une seule attache à couper et tu es libre comme l’air.

Le chat n’était pas rassuré pour autant. La nuit commençait à tomber et la peur le taraudait. Elle atteignit son paroxysme quand il entendit les chiens aboyer. Il vit alors la silhouette du chasseur et les poils de son corps se hérissèrent. « Sauve-toi maintenant ! » s’entendit-il crier. Il n’avait pas réalisé que la souris venait de sectionner le dernier fils. Il ne fit ni une ni deux et d’un bond il disparut dans le feuillage du banian. La souris se faufila dans son trou. Inutile de décrire la frustration du chasseur qui vit sa capture se volatiliser sous ses yeux. Il ramassa ses cliques et ses claques et retourna d’où il était venu en maugréant.

Plus tard, dans le silence de la nuit, le chat descendit de son arbre et s’adressa à la souris dans son trou : -Mon amie, je veux te remercier pour ce que tu as fait, grâce à toi, je suis vivant. J’éprouve en ce moment un bonheur indicible à jouir de ma liberté. Mais on a dû fuir en catastrophe et nous n’avons pas eu le temps d’échanger des marques d’amitié. J’espère que tu ne me vois plus comme un mauvais diable après cette expérience. Je t’ai sauvé la vie, tu as sauvé la mienne, félicitons-nous pour cette coopération. Seule une personne sans cœur et sans scrupules peut ignorer une telle amitié et continuer à nourrir des intentions malsaines. Je ne suis pas ce genre d’individu, je te prie de me croire. Tu peux considérer ma maison et tous mes biens comme les tiens, viens que je te présente à ma famille et à mes amis. Je leur ai parlé de toi, ils vont t’adorer comme un dieu.

Amitié : le chat et la sourisMais la souris n’était pas aussi naïve qu’osait l’espérer le chat. Elle savait très bien ce qui se tramait dans sa tête. Elle lui répondit sur le même ton mielleux : -Cher chat, il est de notoriété publique que de savoir distinguer un ami d’un ennemi est essentiel aux rapports que l’on entretient avec les autres, mais cela requiert une intelligence perspicace. Car il ne t’a pas échappé qu’il arrive que des amis se mettent à agir comme des ennemis et des ennemis comme des amis. Je te l’ai dit mais je vais te le redire car il semble que tu n’aies pas très bien saisi mon conseil : il n’y a pas de telle chose qu’un ami ou un ennemi intrinsèques. Ces liens que l’on développe par amour ou inimitié se font et se défont selon l’influence du temps et des circonstances. Quand quelqu’un peut nous apporter quelque chose alors l’amitié se construit et elle dure aussi longtemps que les intérêts de chacun n’entrent pas en conflit. Mais avec le temps, les rapports se transforment inévitablement. Il est sage celui qui considère cette réalité et ne place jamais sa confiance en des amis sans prendre en compte l’art de la diplomatie.

L’affection, si l’on peut décrire ainsi le sentiment qui nous a rapprochés pendant un moment, avait une cause sérieusement grave et urgente. Mais cette cause n’existe plus. Par conséquent, il n’y a plus de raison pour que cette affection perdure. Franchement, pourquoi devrais-je être si bonne avec toi si ce n’est pour que tu puisses mieux me bouffer !?

-Mais… interjeta le chat.

La souris lui coupa la parole :-Il n’y a pas de mais ! Pour conclure, je dirais qu’on ne doit pas croire une personne dont on n’est pas certain qu’elle tienne parole, surtout si les signes ne sont pas en sa faveur. Ce qui est le cas ici. La méfiance est de mise, mon cher chat, et j’y trouve mon avantage. Je me soucie comme d’une guigne de ton amitié.

Encore un dernier mot pour ta gouverne : quelle que soit la faiblesse d’un individu, s'il se méfie de ses ennemis, ceux-ci, même s’ils sont forts, ne parviendront jamais à atteindre son intégrité, ils n’obtiendront jamais une position de pouvoir sur lui. Ô chat, ne te fais pas d’illusion, sois certain que je ne reposerai pas ma foi en toi, c’est impossible, tu es ma terreur incarnée. Et si je peux me permettre un tout dernier conseil, fais attention au chasseur, il est furieux depuis que tu lui as échappé et il ne pense qu’à régler ton compte.

Quand le chat entendit le mot « chasseur », une peur soudaine l’envahit et il disparut le temps de le dire. La sage souris, ayant réussi à passer son message, retourna dans un autre trou.

FIN

Les alliances sordides entre peuples et États

Le pacte germano-russe et le Panchatantra. Histoire tirée du Mahabharata

« Mais, écrivait Heinrich Zimmer, dès que j’eus connaissance de cette alliance étonnante entre deux pouvoirs qu’on avait cru des ennemis naturels, avec des intérêts et des idéaux ouvertement en conflit, je me rappelai un conte hindou, une fable figurant dans l’épopée du Mahabharata –ce trésor unique, inépuisable, de la sagesse spirituelle et profane. C’est la parabole du chat et de la souris. La leçon en était que deux ennemis jurés, mortels, comme l’Allemagne de Hitler et la Russie de Staline, pouvaient parfaitement s’allier et présenter un front uni, si un tel arrangement convenait aux intérêts momentanés de l’un ou de l’autre. »

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