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Le blog de Maroudiji

Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.

Le sage Markandeya et le déluge

Laissez-moi vous parler d'une histoire que l'on retrouve dans le Mahabharata et quelques Puranas et qui traite du temps et de la dissolution temporaire du monde. Pour ce faire, je prendrai principalement l’édition de Madeleine Biardeau, puis je continuerai avec d'autres discussions, notamment sur :
le rôle et la condition de la femme (avec la définition du dharma),
les castes, 
le végétarisme,
la réincarnation,
le dieu Skanda, fils de Shiva
et une précision sur la longévité extraordinaire de Markandeya. 

Comme le sont souvent les athées et les spécialistes de cette littérature, elle est obsédée par le bouddhisme dont elle croit que l'auteur tait l'existence pour mieux comploter contre lui. Ainsi elle considère que Gautama Bouddha est apparu avant l’avènement du Mahabharata, c'est-à-dire avant la bataille de Kurukshetra !? Ce qui est une erreur monumentale et qui prouve le peu de sérieux qu’elle accorde à ce texte en dehors de ses intérêts académiques et professionnels. Comme j'ai déjà abordé ce problème concernant le bouddhisme à plusieurs reprises, je passe directement à mon propos sur le déluge, sujet dont j'ai souvent tenté de discuter avec les tenants du récit biblique et autres interlocuteurs pour les mettre sur la piste. Le résultat a toujours été d'une infinie tristesse vu le désintérêt général entretenu pour les cultures plus anciennes, surtout lorsqu’elles sont cataloguées païennes et polythéistes.

Noé : Vous me direz qu'il y a déluge et déluge...Vous me direz qu'il y a déluge et déluge... On va alors éliminer tout de go les fortes pluies ou les moussons, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici mais de déluge à l’échelle cosmique ou de celui spécifique à la Terre uniquement. Dans le cas de Noé par exemple, on comprend bien que c'est notre planète qui sera noyée puisque le patriarche, âgé de 600 ans, doit embarquer avec lui un couple d'animaux de chaque espèce... En gros, c'est à peu près tout ce que l'on apprend de cette narration biblique et de sa cause physique. Imaginez aujourd'hui un déluge de cette ampleur et dont le bateau devrait abriter « sept couples de tous les animaux purs et une paire des animaux impurs » de la planète ?! Tout est invraisemblable et frustre dans cette description du déluge qui nous laisse sur notre faim. La raison en est simple, elle a été reproduite à partir d'un autre mythe et le narrateur a oblitéré tout ce qui paraissait trop merveilleux, dépassant l’entendement et les préjugés de l’époque. Je vais donc vous parler de l'histoire originelle qui, elle, malgré le débordement exotique, est plus savante puisqu'elle s’appuie sur une conception du temps à plusieurs dimensions, celles des hommes et des dieux qui ne sont pas simplement des prête-noms pour faire du style.

Tous les gens cultivés aujourd’hui devraient être au courant que l’histoire du déluge a déjà été racontée dans les textes védiques, il y a bien longtemps, alors que les animaux parlaient encore (tel le serpent dans la Bible). La représentation picturale ci-dessous vous en donne une idée. Il s’agit de Matsya, le Poisson, une incarnation de Vishnou, en pleine action. Il est en train de sauver un roi et sa suite de ce fameux déluge qui a fait couler tellement d’encre. De nombreux peuples anciens ont un récit quelque peu similaire.

 Vous me direz qu'il y a déluge et déluge...  Il s’agit de Matsya le Poisson, une incarnation de Vishnou, en pleine action.Le Rishi Markandeya était, tout comme son père Mrikandu,  un grand adorateur de Shiva et de Vishnou. Il est la personnalité la plus singulière que l'on retrouve dans la littérature védique, cela de par sa longévité et de sa jeunesse perpétuelle, par conséquent de ses connaissances accumulées et réalisées. Il est aussi réputé pour sa gentillesse et sa tolérance qui n’avaient pas leur pareil.

Je débute le récit au moment où il arrive inopinément dans le lieu où se trouvent les Pandavas en exil.

C’est la première mention de son existence dans le Mahabharata. Le but de son apparition est de répondre aux questions de Yudhistir et ainsi éduquer le plus grand roi de la Terre dans ses devoirs (dharma). Sa manifestation soudaine dans les bois coïncide avec celle de Krishna et de sa femme Satyabhama, de Narada, lui aussi un grand sage assez particulier, et de Vyasa, l'auteur du Mahabharata. Tout ce beau monde est arrivé presque en même temps ; tous, par leur pouvoirs mystiques, étaient conscients de la présence imminente de Markandeya et veulent entendre ses précieux et rares enseignements ; il sait tant de choses sur la création et l’histoire du monde vu qu’il est quasi immortel. Il va raconter à Yudhistir le récit d’un petit poisson qui devient immense et la raison du déluge qui s’en suivra.

Est-ce que cela vous situe un peu mieux les circonstances et le contexte ? Pas encore ? Je comprends, ce n'est pas facile. Pour certains, cela coule de source, pour d'autres c'est indigeste. Il y a une notion, entre autres, avec laquelle vous devez vous familiariser si vous voulez assimiler tout cela, c'est celle du temps. Il est clair que si vous lisez des individus comme Etienne Klein* expliquer la conception du temps des Hindous d’antan (ou celle de Nietzsche), jamais vous ne comprendrez l'Inde, sa spiritualité et ses textes sacrés ! Ces philosophes et ces scientifiques génèrent plus de confusion qu'ils n'apportent de lumière quand ils glosent sur le sujet.

*

Deux conceptions de la préhistoire

Il est très difficile pour les Occidentaux, rationalistes à souhait, de s'imaginer que des peuples hautement civilisés aient pu exister au-delà de 5000 ans. La raison principale est le fait qu'ils sont bornés par la date que donne la Bible pour la création du Monde, c'est à dire 6000 ans. (Voir pour plus de précision plus bas.*) Je sais, cela paraît si incongru d’affirmer une telle stupidité mais il y a encore un ou deux siècles beaucoup trouvaient cette date réaliste. Grâce à la science les choses ont changé, sans pour autant que les scientifiques et les athées eux-mêmes prennent complètement leur distance par rapport aux notions bibliques qu'ils cultivent inconsciemment comme une sorte de métaphysique. Ils ont simplement repoussé les dates pour les faire coïncider avec leurs découvertes au fur et à mesure qu'ils se rendaient compte de leurs erreurs. Pour eux, vite dit, les hommes ont commencé à ressembler à des hommes dignes de ce nom, il y a 10 000 ans. Et encore ! Il y avait beaucoup de la bête qui leur collait à la peau, selon cette théorie. C'est pourquoi ils les désignaient d’hommes préhistoriques il n'y a pas si longtemps, "préhistoire" se référant à la période avant l'écriture. En d’autres mots, les sages qui ont conçu les Védas et les Upanishads étaient des hommes des cavernes…

Epopée de Gilgamesh

« Sur ce point, écrit Jean-Claude Carrière, aucune discussion n'est, avec lui, possible. Quand on lui fait remarquer que le récit du déluge se trouve six ou sept siècles plus tôt dans un poème assyrien, L'épopée de Gilgamesh, il dit avec fermeté : "Non, ce n'est pas vrai."  »

Epopée de Gilgamesh : Sur ce point, écrit Jean-Claude Carrière

Mais quand on fait remarquer à Carrière que le récit du déluge se trouve déjà raconté dans le Mahabharata et les Puranas, avec force détails, il fait la sourde oreille, il ne mentionne même pas cette circonstance dans son livre. Or, en Inde, le déluge est rigoureusement connecté aux cycles de l'Univers qui se reproduisent sur des centaines de milliards d'années à intervalles réguliers. Et il ne faut pas perdre de vue que les Hindous maîtrisaient l'art du calcul au plus haut point et que c'est d'eux que les Arabes ont copié les chiffres et le zéro, repris par les Occidentaux. Donc, rien à voir avec les spéculations des Grecs ou plus tard des Européens. Voir ce qu'en dit ci-dessous J-F. Revel. Pour l'instant, je vous propose de lire ces quelques lignes tirées du livre de Carrière et qui montrent bien les limites qu'il s'impose lorsqu'il communique l'histoire des mythes.

Le déluge raconté par Markandeya dans le Mahabharata et les Puranas
Une expression moderne du déluge selon la version hindoue du Mahabharata.

« Que l'un soit largement antérieur à l'autre est strictement assuré. Prouvé, indiscutable. Il existerait même un récit de déluge plus vieux de plusieurs siècles. De pareils intégristes, mis devant l'évidence d'un texte largement antérieur, disent : "Oui, Gilgamesh, bien sûr, mais il existait un récit juif du déluge plus vieux encore, qui a été perdu." La croyance, une fois de plus ferme les yeux et les oreilles. Elle tend un voile sombre devant le savoir. » Dit-il, en toute innocence...

Sans débander, il continue : « Pour le déluge, et l'arche de Noé, ce n'est d'ailleurs pas le seul problème. En fait, lorsque nous faisons appel à notre très embarrassante "raison", ces problèmes, pour le croyant intégriste, sont ici multiples : si j'embarque un couple de lions pour quarante jours, combien me faut-il de moutons pour les nourrir pendant tout ce temps-là ? Et combien de foin et de luzerne pour nourrir les moutons ? Quelles étaient donc les dimensions de l'arche ? D'autant plus qu'il en va de même pour les tigres, les chacals, les panthères, les hyènes, les loups, les rats, les renards, les putois... Pour les jaguars ? C'est moins assuré. Noé a-t-il traversé l'Atlantique pour recueillir les animaux d'un continent alors inconnu ? Cela n'est pas dit dans le récit traditionnel. Alors, comment les a-t-il fait venir ? Et les anacondas, et les pumas, et les perroquets ? Et les serpents à sonnette ? Cela ne nous est pas dit non plus. Peut-être l'Amérique a-t-elle été épargnée par le déluge ? Mais pour quelle raison ? Et les poissons ? Étaient-ils d'eau salée ou d'eau douce ? Que d'incertitudes. » (Page 105)

* Jean-François Revel raconte à sa manière, truculente et percutante, cette période de notre histoire dans un article "La terrifiante mère nature", publié dans L'Express. (Mars 1969)

« Avant d'être objet de science, ou même tout en étant objet de science, la "nature" est une projection des fantasmes de l'homme. À la "mère" nature, toute puissante et terrifiante, nourricière et meurtrière, imprévisible et vorace, les Grecs avaient opposé un cosmos conçu comme une petite maison claire et aérée, aux lignes simples, clôturée à la mesure de l'homme. Ce monde fermé, rassurant, le Moyen-Age en avait hérité. Et c'était un À la "mère" nature, toute puissante et terrifiante, nourricière et meurtrière, imprévisible et vorace, les Grecs avaient opposé un cosmos conçu comme une petite maison claire et aérée, aux lignes simples, clôturée à la mesure de l'homme. Ce monde fermé, rassurant, le Moyen-Age en avait hérité.monde extraordinairement petit. Les distances sidérales tenues pour exactes par Dante, par exemple, donneraient, évaluées dans le vocabulaire actuel, moins d'une demi-seconde-lumière entre la Terre et le soleil (136 000 km) et cinq minutes lumière entre la Terre et les étoiles, toutes supposées équidistantes de notre planète, et soutenues par une voûte fixe. Même chaude intimité dans les durées ; en plein XVIIe encore, Mersenne*, le correspondant de Descartes et de tant de philosophes et de savants, calcule que le monde a (en 1634), selon lui, très précisément 5934 d'âge. »

* Marin Mersenne (1588-1648), connu également sous son patronyme latinisé Marinus Mersenius est un religieux français appartenant à l'ordre des Minimes, érudit, mathématicien et philosophe. On lui doit les premières lois de l'acoustique, qui portèrent longtemps son nom (en)1. Il établit concomitamment avec Galilée la loi de la chute des corps dans le vide. De Waard dit de lui qu'il était le secrétaire de l'Europe savante de son temps. Ecclésiastique à la culture encyclopédique et aux centres d'intérêt multiples, Mersenne est une des figures les plus marquantes parmi les érudits de son temps. (Wikipédia)

Le sage Markandeya prend donc sans plus attendre la parole et énumère rapidement la succession des quatre yuga. À ce sujet Biardeau écrit : « Un tel personnage aujourd'hui porte un nom : c'est un visionnaire apocalyptique qui a une vision de l'origine et de la fin du monde... »

Étrangement, comme je viens de l’écrire, de ces mythes si anciens, originaux et contenant de précieuses informations sur le passé d’une civilisation remarquable, on en a cure. Les athées préfèrent potiner à bâtons rompus sur des platitudes religieuses dont ils sont certains de sortir grandis. Impuissants, les croyants ignares qui n’ont que l’Ancien Testament pour référence sur les origines du monde, se laissent manger dans la main tellement ils sont dépassés. Comme dit ma concierge, plus d’un sait claquer le fouet, mais peu savent conduire.

« Cependant, continue plus loin Biardeau, il ne précise pas que les années avec lesquelles il calcule sont des années des dieux et non des années humaines, l'année des hommes étant un jour des dieux. »

Il faut dire que l'audience n'est pas la même... Et ajouter que les étudiants des Upanishads versus ceux de la Bible n’ont pas la même ouverture d’esprit. Ne parlons même pas des musulmans qui sont plus juifs que les juifs, pour calquer l’expression « plus royalistes que le roi ».

Le cycle des quatre yuga

Un kalpa, selon Wikipédia, correspond à l’intervalle de temps entre une conjonction de toutes les planètes sur l’horizon de Lanka, à zéro degré du Bélier et la conjonction identique suivante. Un kalpa embrasse le règne de 14 Manus (manvantara) et leurs sandhis (sandhyā en sanskrit : période intermédiaire ou crépuscule) soit 4,32 milliards années représentant la durée d'un jour de vie du dieu Brahma. C'est une période équivalente à 1000 Mahayuga, sachant que l’autorité d’un Manu s’exerce pendant 71 Mahayuga. Chaque Mahayuga consiste en quatre Yuga, à savoir, le Krita, Treta, Dvapara et Kali Yuga ; et la longueur de ces quatre Yuga est respectivement proportionnelle comme les nombres 4, 3, 2 et 1. À la fin du kalpa a lieu le pralaya, période de dissolution du monde durant laquelle Brahma est en sommeil.

Mentir comme un arracheur de dents

Je n'ai fait qu’effleurer la description de ce déluge apocalyptique mais je voudrais revenir encore une fois à l'auteure de cette traduction, Madeleine Biardeau. Elle écrit : « Il reste à rapprocher ce récit du passage d'un Kaliyuga à un Kritayuga d'un récit parallèle de la mythologie bouddhique. » Bonjour la clarté ! Encore le bouddhisme ! Elle nous a donné une interprétation du Mahabharata sous tendue de page en page, dirais-je en exagérant à peine, par le bouddhisme. Un bouddhisme « jamais dit, non explicite » selon elle et qui déterminerait cette œuvre de Vyasa. Autant dire qu'elle le fait passer pour un comploteur et par conséquent un fieffé menteur. Cette posture est vraiment étrange venant d’une spécialiste supposée avoir assimilé intellectuellement la notion du dharma, donc de l'honnêteté et de la véracité chez un brahmana. Comment peut-elle laisser penser des choses pareilles à ses lecteurs sachant à quel genre de brahmana nous avons affaire en la personne de Vyasa ? Rien que dans ce chapitre traitant du déluge il y a de multiples instructions quant à la conduite d’un brahmana : « La pratique des saints, c’est le dharma » et ils se distinguent par le fait qu’ils « ne se mettent pas en colère, ils sont sans envie, sans ego, droits et pleins de paix.» Le dharma « inclut l’acquisition du savoir védique, les pèlerinages aux lieux saints, la patience qui pardonne, la véracité et la rectitude. » Ils doivent, écrit-elle, « éviter le mensonge… » etc.

 Vyasa insiste aussi sur ce point dans la Bhagavad-gita, citant les paroles de Krishna : « Sérénité, maîtrise de soi, austérité, pureté, tolérance, intégrité, sagesse, savoir et pitié – telles sont les qualités qui accompagnent l’acte du Brahmana. »

Bhagavad-gita_Srila Prabhupada

Nous disions donc que Biardeau voit tout à travers l'interprétation bouddhiste plutôt que celle des Puranas qui, eux, lui donneraient l’heure juste. Paradoxalement elle laisse entrevoir son anachronisme malgré elle dans ce commentaire : « Il n'est pas sans intérêt, écrit-elle, de voir le bouddhisme ultérieur, fût-ce dans ses productions mythiques, s'inspirer de la "révélation" de Markandeya plutôt que des constructions sorties tout droit du corpus védique. » Quand le navire n'obéit plus au gouvernail, il obéit aux écueils, dès lors elle prend les personnages du Mahabharata pour des fabulations mentales d’un auteur, Vyasa, à l’imagination fertile (qui, en outre, écrit à propos de lui-même). Partant, elle désacralise son œuvre. C’est à se demander pourquoi elle a choisi ce métier ? Pourquoi une athée tient-elle à présenter au grand public une œuvre aussi gigantesque concernant Dieu et ses dévots ?  Levez la roche et vous y trouverez l’anguille…

Les bouddhistes, athées par vocation, se sont inspirés de la littérature puranique pour asseoir leurs doctrines. C'est le sport préféré des indianistes et compagnie de la Sorbonne ou du Collège de France que de se réapproprier ainsi l'histoire ; cela leur permet de proférer par exemple que les Indiens étaient des indigènes primitifs et que les Aryens, ce peuple intelligent et brave, lorsqu’ils ont envahi l’Inde, les ont civilisés par leur contact ; de là l'élaboration des Védas ?!

À suivre... (trois petits points)

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Le dharma de la femme

Bertrand Russel, civilisation et science. Citation extraite de l'Histoire de la philosophie occidentale

« J’ai créé les quatre divisions de la société (castes)* en fonction de trois guna (influences majeures de la nature matérielle) et des devoirs qu’ils imposent à l’homme. Mais sache que même si je les ai créées, elles ne me contiennent pas, car je suis immuable. » Bhagavad-gita

* Cela ne signifie pas pour autant que Krishna les a créées durant son avènement sur Terre mais des milliers d'années auparavant par un autre de ses avatars. On en retient que ce système n'est pas une création humaine mais divine.

Nous parlions plus haut de la rencontre du grand sage Markandeya avec les fils de Pandu. Je résume ici ces échanges : « Le récit du Mahabharata au sujet du déluge qui a noyé la Terre débute lorsque Markandeya arrive inopinément sur le lieu où se trouvent les Pandavas en exil. Le but de son apparition est de répondre aux questions de Yudhistir et d’éduquer le plus grand roi de la Terre dans ses devoirs (dharma). Quasi immortel, Markandeya sait beaucoup de choses sur la création et l’histoire du monde. »

Yudhistir vit en exil dans la forêt depuis plusieurs années dû à l’injustice perpétrée par ses cousins et leur père, souverain par intérim, à leur encontre. Il vit là avec ses frères et leur femme commune,

Yudhistir vit en exil dans la forêt depuis plusieurs années à cause de l’injustice perpétrée par ses cousins et leur père, souverain par intérim, à son encontre. Il vit là avec ses frères et leur femme commune, Draupadi.Il est à noter que cette singularité matrimoniale est inhabituelle dans la société civilisée védique ; une femme n’a pas plusieurs maris. Et le fait que Yudhistir et ses frères soient des personnalités de la plus haute distinction dans l’échelle sociale et représentants les plus hautes valeurs morales, rend la situation d’autant plus délicate. Mais puisque c’est Kunti, la mère des Pandava qui a malencontreusement donné sa bénédiction à ce mariage hors norme, et après discussions avec les autorités spirituelles, ainsi que les sages et les futurs beaux-parents, l’union sera finalement légitimée. Elle demeurera cependant une bizarrerie et le peuple la considérera comme telle, sans pourtant l’imiter. Jamais ce mariage ne deviendra une norme à suivre, ni ne donnera prétexte à des cas particuliers. Et cela malgré le trait psychologique que Krishna met en perspective dans la Bhagavad-gita :

« Quoi que fasse un grand homme, la masse des gens marche toujours sur ses traces ; le monde entier suit la norme qu’il établit par son exemple. »

 

Une femme donne une leçon d'humilité à un brahmana

Yudhistir pose deux questions à Markandeya, une ayant trait au dharma* de la femme et l’autre à celui du soldat (kshatriya). La première ayant été abordée, je continuerai avec elle. Gardons à l’esprit, pour éviter la confusion des époques, que la scène se déroule il y a 5000 ans et que Markandeya raconte une histoire plus ancienne encore.

Yudhistir veut être instruit sur les devoirs de la femme dédiée à son mari, vu les difficultés qu’elle doit affronter durant leurs accomplissements. Il en donne pour preuve la capacité de celle-ci à maîtriser ses sens et son mental afin de garder l’harmonie du ménage et de soutenir le mari dans ses responsabilités familiales et religieuses. Le tout en acceptant stoïquement la grossesse et les douleurs de l’enfantement. Parce que l'édifice de famille repose sur ses frêles épaules, Yudhistir n’hésite pas à placer la femme sur un pied d’égalité avec les déités du soleil, de la lune, du vent, de la mère, du père ou du guru.

  Dharma : Plutôt difficile à traduire en une idée simple, on peut lui trouver comme équivalent, lorsqu’il s’agit de l’individu, "vertu", "mérite" ou "devoir". Et plus généralement, si l’on fait allusion à l’ordre des classes sociales en relation aux dieux ou au cosmos, on parlera alors de loi ou de justice et de règles fondées sur les Védas et la parole des anciens sages. Par exemple, le dieu de la mort, Yama, comme signalé dans le Mahabharata, s’appelle Dharmaraja ; il est aussi le père de Yudhistir. Par conséquent, celui-ci est aussi surnommé Dharmaraja, non seulement par filiation mais parce que Yudhistir personnifie le dharma mieux que quiconque.  


Cher roi, lui répond le sage, il est indéniable que la situation de la femme est plus difficile que celle d’un homme. Ceci dit elle est capable, tout comme lui, de pratiquer des sacrifices pour plaire aux dieux et de s’acquitter des rituels recommandés pour la prospérité de la famille et l’évolution de la société. Mais ce qui la distingue particulièrement aux yeux des dieux et qui lui méritera le ciel, c’est sa conscience d’être la pierre angulaire de la famille qu’elle assume contre vents et marées.

Sans autre préambule, Markandeya entame l’histoire d’un brahmana nommé Kaushika qui était versé dans les écritures et scrupuleux quant à ses devoirs religieux quotidiens. Mais il avait un défaut qui, paradoxalement, ne devrait pas toucher les brahmanas, par définition paisibles : il avait la tête près du bonnet, un brin de colère pouvait emporter sa raison.

Alors qu’il est assis dans un lieu paisible en train de méditer, un oiseau lâche sur lui une fiente. Levant la tête il l’aperçut. Son exaspération fut si grande que l’oiseau tombe à terre, mort. Le brahmana regrette aussitôt son attitude qui a coûté la vie à un être innocent. Après cet incident, il quitte les lieux.

Arrivé à une demeure, il demande de la nourriture à la maîtresse de maison. Pleine de déférence pour le brahmana, elle s'empresse de chercher de quoi le contenter. Entre temps, son mari arrive. Elle voit à son bien-être avec entrain et sert le repas chaud qui l'attendait. L'amour qu'elle lui voue l’absorbe sans réserve. Elle le considère littéralement comme un dieu. Quand il aura fini son repas, elle prendra le sien, selon la tradition. Puis elle réalise qu’elle a oublié le brahmana. Sans perdre un instant de plus, elle lui apporte la nourriture. S’excusant de sa négligence, elle explique la raison de ce retard. Le brahmana n’est pas content et le lui fait savoir vertement : « Quel genre de femme es-tu ? Penses-tu réellement que ton mari est plus vénérable qu’un brahmana devant qui même Indra, le roi des dieux, n’hésite pas à se prosterner ? Ne sais-tu donc pas qu’un brahmana peut détruire la Terre entière s’il est en colère ? »

Krishna dans la bhagavad-gita-femme-citationL’ayant écouté avec patience, elle lui dit gentiment qu’elle n’est pas une aigrette, du nom de l’espèce d’oiseau qu’il vient de tuer. « N’en doutez pas, j’ai beaucoup de respect pour les brahmanas. Je sais que si l’océan est salé et imbuvable c’est à cause de leur colère. Mais un brahmana digne de ce nom ne tue pas un oiseau par frustration, il contrôle son irascibilité. On reconnaît un vrai brahmana à sa maîtrise des sens, et celui-ci pardonne aisément lorsqu’une situation le perturbe. C’est à cette prédisposition que les dieux le tiennent pour un brahmana authentique. Ce n’est pas ma petite faute qui devrait vous faire sortir de vos gonds. Vous avez beau avoir étudié rigoureusement les Védas mais à vos réactions face aux aléas de la vie, il semble que vous ayez manqué le cœur de leur enseignement. »

Le brahmana n’en revient pas que cette femme lui tienne ce discours avec autant d’aplomb et qu’elle sache des choses intimes de sa vie, notamment l’incident avec l’oiseau. Il avait cependant l’intuition qu’elle disait la vérité et qu’il devait prendre au sérieux ses remontrances. Il garda donc le silence, penaud.

Elle sentit qu’elle avait touché une corde sensible. Il était prêt à approfondir ses connaissances et briser la routine brahmanique dans laquelle il stagnait. Elle lui conseilla de se rendre dans la très réputée ville de Mithila et d’y apprendre l’essence de la moralité par un boucher qui y vivait. Qu’il ne se méprenne surtout pas sur les qualités de ce marchand de viande : il ne ment jamais, il est maître de ses sens, toujours dédié envers ses parents et il est capable d’enseigner les vraies valeurs de la droiture. « Faites cela et vous ne le regretterez pas, lui conseilla-t-elle. Je vous prie de croire en mes bonnes intentions ; pardonnez-moi si mes paroles vous ont blessé. Qui plus est, il ne viendrait jamais à l’idée d’un homme sage de punir une femme pour avoir accompli son devoir. »

« Il n’y a pas d’offense, répondit le brahmana, visiblement à l’écoute, vous m’avez donné une bonne leçon. Vos paroles m’ont subjugué, je suis ému par votre savoir. J’ai eu beaucoup de plaisir à vous écouter et je ne ressens aucune colère. Honnêtement, je prends vos remontrances pour une bénédiction et je m’en vais de ce pas à Mithila.

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L'humilité permet le progrès de la connaissance spirituelle

En rapport avec la vie d'aujourd'hui, et particulièrement avec ces pratiques alimentaires que sont le véganisme* -surtout- et le végétarisme, qui se répandent tant bien que mal urbi et orbi, ce que je lis dans le Mahabharata est éloquent, pour le moins qu’on puisse dire.

Un boucher, chasseur de son état de par sa naissance dans une sous-caste de sudra, et plus précisément parce que ses parents sont eux-mêmes chasseurs et qu'il ne lui serait jamais venu à l'idée, selon ses propres paroles, sous prétexte de monter dans l’échelle sociale, de quitter le giron familiale en s'adonnant à une autre occupation que celle de son père adoré, et ainsi de le décevoir, ce boucher, donc, est en train, curieusement pour l’époque**, d'instruire un brahmana, traditionnel et aguerri, sur la science du dharma. Ce dernier ne comprend pas la situation de son interlocuteur, c'est-à-dire la raison pour laquelle une personne aussi délicate et intelligente que lui fait profession de boucher tout en étant, par-dessus le marché, végétarien !? Voici la réponse du boucher : « L'agriculture, il est vrai, semble plus attrayant que mon métier vulgaire et sanguinaire. Mais qui n’est pas conscient de la souffrance qu'engendre ce travail envers les êtres qui vivent dans la terre ? Car lorsque le paysan laboure sa surface avec le socle de la charrue, il torture et tue quantité d'animaux innocents et sensibles. Vous le savez bien, je n’ai pas besoin de le dire. La vie est ainsi faite. Tous les êtres vivent sur le malheur des autres.  Personne n’échappe à cette loi cruelle. Le plus gros mange le plus petit. »Personne n’échappe à cette loi cruelle. Même le sage le plus ascétique tue des animaux sans le savoir, en dormant par exemple. »

* Mot d’origine anglaise
du 19e siècle qui équivaut en français à végétalisme.
**La scène se déroule il y a des milliers d’années avant la naissance de Krishna.

Réincarnation-le blog de maroudiji

 

L'enseignement d'un boucher sur la réincarnation

Le boucher qui adorait ses parents comme la prunelle de ses yeux, en train de raconter son histoire. « Au moment de rendre son dernier souffle, le brahmana en colère que j’avais pris pour un cerf me dit : "à cause du mal irréversible que tu me causes par cette flèche imprudente, je te condamne à reprendre naissance dans une famille de la caste des chasseurs". »

La narration de cet accident tragique, dont je ne conte pas les détails, débute lorsque le brahmana Kaushika, réalisant la sagesse et les connaissances dont le boucher était étonnamment pourvu, désire apprendre de lui, attitude tout aussi paradoxale (avant c’était une femme, maintenant un boucher, bonjour les préjugés !), la façon dont le karma induit les âmes à transmigrer, malgré elles, à travers le cycle des morts et des renaissances.

Le boucher lui répond qu’une vie pieuse mène au paradis, ces planètes supérieures où l’âme prend un corps édénique pareil à celui des dieux. Par contre, une vie de péchés et des sens débridés dégradent l’homme en animal au moment de la mort et l'obligent à subir les tourments de l’enfer sur les planètes du système inférieur. Un équilibre entre ces deux genres d’existence, le fera renaître sur terre sous la forme humaine. C’est une grande opportunité pour l’âme car c’est le meilleur endroit de l’Univers pour se consacrer paisiblement à Dieu, les planètes infernales étant néfastes à cause des terribles souffrances qui troublent l’individu. Quant aux planètes célestes elles sont trop euphorisantes pour se consacrer sereinement à la méditation, car même si la vie y est longue et heureuse, elle n’est pas éternelle. Une fois la jouissance de ses bonnes actions terminées, lorsque son karma est à plat, l’être égaré retombe dans le cycle inlassable des morts et des renaissances.

Kaushika voudrait maintenant savoir comment s’y prendre pour échapper à cette roue diabolique du karma et atteindre à la libération (moksha). « Quand on renonce à vouloir jouir des plaisirs matériels, lui explique le boucher, alors les leurres de l’illusion n’auront plus de prises sur nous et nos actes n’engendreront plus les conséquences qui nous enchaînent à ce monde. Ce renoncement est atteint en cultivant les vertus et en étudiant les Védas. » Et il tient à préciser ce point qui est souvent mal compris : « La libération, le moksha-dharma (le dharma de la libération), n’est pas le privilège des classes supérieures. Il y a des brahmanes qui se comportent comme des sudra, mais un sudra qui est voué à la maîtrise de soi, à la vérité et au dharma est déjà un brahmane. Il n’a donc pas de souci à se faire.1 »

1. Traduction de Madeleine Biardeau pour les trois dernières phrases.

vec le plus important sage de l’Inde, le Rishi Markandeya, le roi Yudhistir va avoir l’opportunité de lui poser des questions auxquelles lui seul peut répondre, à part Brahma. Krishna le pourrait également puisque Yudhistir sait très bien qu’il est Adi-Purusha, la Personne suprême originelle, mais comme Krishna, en tant qu’avatar, joue le rôle (lila) d’un être humain, né à Mathura, et qu’il est son cousin, Yudhistir préfère s’enquérir au près de Markandeya qui vient tout juste d’arriver en leur présence dans la forêt.

Je résume donc les sujets qui sont discutés et racontés brièvement sur mon blog:
http://maroudiji.over-blog.fr/2016/0...le-deluge.html

L’apparition de l’avatar poisson, Matsya.

Le déluge
La fin du monde
Le sage Markandeya voit Krishna sous la forme d’un bébéLe dharma (devoirs social, politique et religieux)
Une femme donne une leçon à un brahmana
Un shudra, boucher de son métier, instruit ce même brahmana
La réincarnation
Transcender le système des castes
L’amour le plus élever, vénérer et s’occuper des parents

Les parents, le piédestal de toutes les vertus, Mahabharata

 

Quand un fils ou une fille rejettent, oublient ou deviennent l’ennemi de leurs parents,
c’est un grand malheur pour la famille.

 

Les parents, le piédestal de toutes les vertus

Le brahmane éprouva une grande joie à écouter ce discours et il remercia chaleureusement le boucher. Après quoi, ce dernier l’invita à rencontrer son père et sa mère. Il tenait à lui montrer en quoi consistait son adoration spirituelle. Le brahmana le suivit et aperçut ses parents, tout en blanc, qui venaient de finir de manger, assis confortablement sur des sièges. La maison était meublée, propre et spacieuse. Le fils se prosterna à leurs pieds et les toucha doucement du front. Les parents se mirent debout et le relevèrent. Ils témoignèrent par des mots du bonheur d’avoir un enfant qui les considérait vénérables tels des dieux. Le boucher présenta alors ses parents au visiteur qui fut sincèrement ravi de faire leur connaissance. Après cela, il dit : « O Kaushika, j’adore mon père et ma mère comme on adore l’un des trente-trois dieux. Ma vie entière est dédiée à leur service et je fais exactement tout ce qui est en mon pouvoir pour leur rendre l'existence agréable. »

Impressionné par cet amour filial, un sentiment de culpabilité saisit le brahmana. Il se remémora la faute commise envers ses parents qu'il a, malgré leur volonté, abandonnés pour étudier les Védas et pratiquer l’ascétisme des moines errants.

Devinant son état mental, le boucher en profita pour le conseiller : « Il est plus que temps maintenant que tu retournes voir tes parents. Ils ont beaucoup vieilli depuis ton départ et souffrent de ton absence. À cause de cette conduite ingrate, les fruits de tes pratiques ascétiques et la récitation des formules védiques s'avéreront stériles. Ton retour changera tout et leur procurera un immense bonheur. »

Baignait dans une atmosphère spirituelle, le brahmana observait les trois membres de cette famille et comprit que ce boucher était un être exceptionnel, au-delà de ce qu’il avait pu penser jusqu’à présent dû à sa caste. Il se félicita de l’humilité qui l’avait porté à écouter les conseils de la villageoise ; elle l’avait encouragé avec douceur à venir jusqu’ici, alors même qu’il s’était emporté contre elle, persuadé qu’elle manquait à son devoir. Quelle leçon de vie ! En dépit de sa colère, elle avait gardé son sang froid. Un tournant crucial se produisait à présent dans le déroulement de son existence. Ce qui se passait n’avait rien à voir avec la compréhension qu’il avait jusque-là des gens et de la vérité. Il cultivait en réalité des idées préconçues, concoctées par égoïsme et suffisance. Partant, il s’imaginait qu’il pouvait comprendre le vaste monde simplement en étudiant les Védas, sans maître spirituel, par la force de sa volonté. Maintenant qu’il découvrait dans leur intimité ses trois magnifiques personnages, si discrets et simples, il était devenu parfaitement conscient de cette vaine et orgueilleuse attitude qui consistait à ignorer le dharma, ses premiers devoirs.

 

Réflexion suite à la lecture de ce passage du Mahabharata

Un des malheurs inhérent à l’âge de Kali, c’est d’être persuadé de pouvoir toucher à la vérité matérielle ou spirituelle, de s’en approcher ou d’entrer en communion avec elle, sans l’aide d’un guide ou d’un maître. C’est une grande illusion. Le malheur est encore aggravé, d’abord par le fait que les personnes qualifiées pour transmettre le savoir védique dans son intégralité, en le rendant accessible à la pensée contemporaine, sont rares, elles sont une espèce en voie de disparition ; et ensuite parce que les spiritualistes qui ont un intérêt pour la littérature tels le Ramayana ou le Mahabharata ne sont plus persuadés de la véracité de leur contenu ; ils le réduisent aux spéculations des matérialistes incapables de comprendre l’intelligence supérieure et extraordinaire de ces enseignements. Ces matérialistes prennent ces histoires pour des mythes écrits par des auteurs dont les ancêtres vivaient dans des cavernes, à l’instar de l’homme préhistorique, primitif et ignare qui venait d’apprendre à allumer un feu.

 

Les auteurs de la transmission du Mahabharata

Le narrateur du Mahabharata en vient à nouveau à Markandeya en train d’instruire Yudhistir au sujet de sa difficile condition dans la forêt. Ce dernier s’interroge sur les ressorts, d’apparence irrationnelle, de la justice divine agissant par le biais du karma. Son infortune en est la preuve, lui qui s’est toujours efforcé d’adopter un comportement irréprochable, alors que son cousin Duryodhane et ses frères jouissent indûment du confort royal. Pour répondre, Markandeya reprend les paroles du boucher destinées à Kaushika le brahmana.

« Il est une maxime connue des anciens selon laquelle les voies de la sagesse sont subtiles, diverses et infinies. Il arrive par exemple, qu’en certaines occasions, quand notre vie est en jeu, le mensonge demeure la meilleure solution. Paradoxalement, il conduit parfois au triomphe de la vérité, tout en faisant perdre au mensonge sa nécessité. En fait, ce qui conduit le plus profitablement au bien-être des créatures doit être envisagé comme la vérité. Ces subtilités ne sont pas aisées à comprendre. Écoute, mon cher Kaushika, continua le boucher, les actions des hommes sont soit bonnes, soit mauvaises, mais d’une façon ou d’une autre ils en subissent indubitablement les conséquences. Les ignorants ne savent pas tout cela. Ils ne savent pas que lorsqu’ils se moquent des dieux, ils sont sous l’influence consternante de leur karma. Cependant, dans leur folie et leur suffisance, ils s’imaginent qu’ils n’ont qu’à tendre le bras et que si l’effort est bien proportionné ils atteindront l’objet de leur désir. Rien n’est plus faux.

Il arrive souvent que des personnes compétentes, intelligentes et honnêtes se lancent dans des projets d’affaire mais ne réussissent pas à obtenir ce qu’ils veulent, alors que d’autres, aux intentions mauvaises, à la conduite débauchée, qui trompent leurs concitoyens et blessent de leurs paroles leurs amis, obtiennent des avantages et jouissent de la vie comme des princes. Il y a donc ceux qui atteignent la prospérité sans aucun effort et ceux qui travaillent durement mais qui n’y gagnent pas grand-chose. Il y a ces pauvres gens qui adorent les dieux pour avoir une progéniture et quand celle-ci vient au monde, elle ne peut échapper à la misère qui la talonne. Et il y a ces enfants qui naissent avec un biberon en or. Ils passeront leur vie dans le confort et bénéficieront des bonnes faveurs et de l’héritage de leurs grands-parents. Certains, bien que nés sous la même étoile, à la même heure, sont dotés d’une bonne santé et d’autres sont frappés par la maladie. Tout ceci est le résultat du karma, personne n’est dispensé de ses effets, il nous colle à la peau. Cher brahmana, insista le boucher, personne ne peut se dérober à son destin. Puisque l’âme est éternelle et immortelle, c’est le corps qui est détruit au moment de la mort. L’âme continue son périple en ce bas monde, d’un nouveau corps à l’autre, jusqu’à ce que, après une infinité de vies, enfin pure, débarrassée de tous désirs matériels et attachement aux objets des sens, elle atteigne la libération, la moksha.

Réincarnation_Karma_âme

« Je suis fasciné par ton vaste et profond savoir, confessa le brahmana, tes paroles me vont droit au cœur. Je n’ai jamais entendu quelqu’un parler comme tu le fais. Ta situation n’en est que plus intrigante ; comment une personne aussi sage que toi, ayant autant de connaissance spirituelle, a pu se retrouver dans un corps de sudra, la classe la plus basse, alors que, selon tes qualifications, tu devrais être un brahmana des plus distingués ? » On voit bien que l’état de boucher tracasse Kaushika et que la logique du système karmique classique fait défaut. Il ne peut prendre congé de lui sans résoudre la question de sa condition. Il ne croit pas qu’il soit un sudra, quelque chose a dû se passer pour expliquer cette déchéance.*

* La phrase est de Madeleine Biardeau. Elle commentera ainsi ce passage du MBh : « Oui, la bhakti est bien là pour faire des miracles, mais la mentalité brahmanique reste intacte. Un sudra qui est si vertueux et si savant ne peut être sudra que par accident. » Elle ne sait pas ou elle a oublié que dans l’âge de Kali tout le monde, selon le Skanda Purana, naît sudra, asuddhah sudra-kalpa hi brahmanah kali-sambhavah, traduction : il n’y a plus de brahmana par naissance, les individus se réclamant de cette caste doivent dorénavant se qualifier pour être considérés comme tels.

Désirant percer le mystère de cette grande âme, Kaushika lui posa la question sans plus de détours : « Le destin m’a comblé en me guidant vers vous. J’ai appris tant de choses sur la morale et la vie spirituelle. Sans votre enseignement, j’aurais certainement fini en enfer, pour cela je vous suis reconnaissant à tout jamais. Il y a cependant encore une énigme qui me trouble, je n’arrive pas à comprendre pourquoi une âme comme vous, réalisée, parfaite, qui se tient stoïquement au-dessus des vicissitudes de la vie sociale et des griffes du destin comme seuls les yogis savent le faire, se retrouve dans cette situation déplorable. Je suis conscient d’être indiscret mais si vous jugez bon que je le sache, partagez, s’il vous plait, votre secret avec moi.
-Soit ! Voici ce qui m’est arrivé. Dans ma vie précédente, j’étais le fils d’un brahmana. J’avais appris les Védas et j’étais devenu un érudit. J’étais aussi l’ami d’un roi et par son association j’ai appris le tir à l’arc. Un jour que je l’accompagnais à la chasse, j’ai voulu pratiquer mon nouvel art et l’épreuve ne s’est pas fait attendre ; j’ai aperçu un cerf et j’ai visé, rapide comme un kshatriya. Malheureusement ce que j’ai pris pour cible était un sage qui vivait dans la forêt. Réalisant mon erreur et entendant ses cris, je me suis précipité pour lui venir en aide, mais je ne savais pas comment retirer la flèche et j’étais seul. Impuissant face à ce drame, je ne cessais de répéter : "Quel malheur, je suis désolé, je ne savais pas ; je vous en conjure, veuillez me pardonner. C’est un accident ! C’est un accident !" Mais le sage ne m’écoutait pas, il souffrait et je devinais sa colère gronder en lui. J’essayais de le pacifier et cherchais malgré tout comment lui venir en aide, dans mon désespoir je ne voulais pas que ce cauchemar se termine ainsi. Ce n’était pas possible. Mes suppliques n’eurent pas d’effet, il ne voulut rien entendre et ce que je craignais de pire arriva ; avant de rendre son dernier souffle, il me maudit : "Pour l’abominable faute que tu viens de commettre, tu prendras naissance dans une famille de boucher…" Je le suppliai encore et encore, lui répétant à quel point j’étais désolé, que je n’avais jamais eu l’intention de lui causer du mal. Finalement, alors que je baignais dans mes pleurs, traumatisé par la malédiction qui me tombait dessus, par compassion il en vint à me dire : "D’accord, je te crois, mais ma parole ne peut être prononcée en vain, je ne peux pas annuler ma condamnation, je peux seulement l’adoucir." Il s’assura qu’en dépit de cette naissance désavantageuse, j’aurais le souvenir de ma vie passée et que je serais juste et honnête. "Ainsi, ajouta-t-il, si tu sers tes parents comme il se doit, avec amour et dévotion, quand ma malédiction expirera, ta vie se terminera et tu reprendras naissance dans une famille de brahmanas. À la fin de celle-ci, tu retourneras au paradis." »

Kaushika avait maintenant fait le tour de la question et son voyage à Mithila avait porté ses fruits. Heureux, il pensa avec respect à la femme qui l’avait enjoint de venir rencontrer le boucher et remercia ce dernier pour l’enseignement et la bonté qu’il lui avait prodigué. Joignant les mains sur sa poitrine, il fit trois fois le tour du boucher en déclamant des paroles le glorifiant, puis lui demanda la permission de prendre congé.

Réincarnation et âme dans le Mahabharata

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Pour lire la suite :

Précision concernant la longévité du sage Markandeya

Markandeya, épuisé, voit l'enfant Krishna sur une feuille dans un arbre Banian

Markandeya en train de nager quand il voit Krishna enfant. Au loin, Brahma,

Il est considéré être un immortel. Ashvattama, le fameux fils de Drona, est aussi un brahmana immortel. Mais, à la différence de ce dernier, Markandeya survit à l’inondation universelle. Pas à la fin de la manifestation cosmique, cependant.*

Par universel on entend ce qui a rapport avec notre univers, uniquement. (En Europe, il faudra attendre la Renaissance tardive pour commencer à comprendre notre système solaire, que dire de l’univers.) Or, des univers, il y en a des centaines de milliards, selon les textes védiques. Et ils ne sont pas tous de la même taille. Il n’y a jamais rien de complètement identique dans le monde. Cette singulière vérité est déjà un phénomène remarquable et divin : rien ne se ressemble et pourtant tout est interdépendant et s’emboîte parfaitement, du plus petit au plus grand. C’est le contraire du chaos. Certains, et parmi eux des scientifiques et philosophes de renom, théorisent que le chaos est omniprésent, qu’il est la condition originelle de la matière. Ils sont convaincus que le chaos est générateur d’ordre et de vie, qu’il est le frère jumeau du hasard. Et ils ont un public considérable pour applaudir et soutenir cette incohérence.

Donc, pour résumer et mieux comprendre l’histoire du déluge et la personnalité exceptionnelle de Markandeya, il faut savoir** qu’après l’anéantissement de l’univers, c’est-à-dire lorsqu’il est totalement inondé, ce qui correspond au moment où Brahma va s’endormir pour la nuit -et seulement une seule nuit, il n’y a que lui, Markandeya et Shiva qui demeurent vivants. Shiva est un personnage particulier ; il n’est pas assujetti aux cycles des transformations de l’univers ; en fait il y participe.

Sur le montage-photo, on aperçoit, au loin, Brahma et, sur le devant de la scène, Markandeya, épuisé de tant d’années passé dans l’eau, qui a la vision de Krishna bébé (une forme très adorée en Inde par ses dévots). Markandeya va prendre refuge en entrant dans son corps. Il y est littéralement aspiré. C’est une longue histoire qu’il faudra que je raconte. Krishna, à l’instar de Shiva, n’est pas soumis aux lois de l’univers, ni d’ailleurs du monde global.

* Dire que Markandeya ou Asvattama sont immortels reste du point de vue de l’éternité un mot relatif. Car ils ont beau vivre très longtemps, ils finissent un jour ou l’autre par mourir. Brahma, qui est pourtant le créateur de l’Univers n’échappe pas à ce destin, tout comme les dieux.

**Puisqu’on parle de l’acte de penser et de savoir, ce que je dis là, je ne le sors pas de mon chapeau, je ne fais que retranscrire ce que je lis dans le Mahabharata. Mon imagination est incapable -et cela devrait tomber sous le coup du bon sens de chacun- de reconstituer des phénomènes qui seraient arrivés il y a des milliards de milliards d’années, au début du monde, dans des lieux inaccessibles à mes sens. Mais de notre temps les scientifiques et leurs adeptes ne s’embarrassent pas de ces détails, Quand ils expliquent l’évolution des espèces ou l’apparition de la conscience, voici leur habituel raisonnement, qui se veut rationnel, logique et basé sur la science : « Il a fallu des millions d'années d'évolution et de sélection naturelle pour en arriver à notre condition présente. Pendant longtemps la Terre n'a été peuplée qu’uniquement de bactéries. Le jeu des cellules interagissant entre elles s'est répété des millions de fois dans tous les endroits sur Terre ou la vie s'est développée. Pourquoi il y a eu quelque chose qui a évolué au lieu de disparaître n'a aucune importance. Il ne pouvait pas y avoir d'extinction, sauf pour les cellules qui ne s’adaptaient pas à l'environnement. Il y a eu des millions de tentatives ratées mais il a suffi qu'une seule réussisse pour que le processus naturel continue. Voilà ce qu’il faut retenir, tout le reste n’est que littérature et bondieuserie.»

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