Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.
7 Janvier 2017
Quand Bhisma, le dieu déchu, décrit la transmigration de l’âme et son corolaire la conscience…
Yudhistir demanda ensuite à Bhisma : -La perte d’un proche cause une souffrance insupportable et celle-ci perdure longtemps, existe-t-il un moyen d’atténuer ces effets ?
Bhisma lui dit en réponse : -écoute cette une histoire, tu décideras ensuite de l’attitude à adopter pour te soustraire aux conséquences d’un tel malheur.
Un jour, un brahmana se rendit à la cour de son bon ami, le roi Senajit. Le fils venait de rendre l’âme et sur le visage du roi se lisait la douleur qui le déchirait intérieurement. Afin de le consoler, le brahmana lui dit : –Mon cher ami, comment se fait-il que toi, qui n’es pas moins à plaindre, tu sois en train de t’apitoyer sur le sort d’un autre, fut-il ton fils ? Bientôt ce sera à ton tour de quitter ce monde et les gens se précipiteront sur ta dépouille pour te pleurer. Mais quand le destin irrévocable frappera à la porte de ces derniers, ils mourront à leur tour ; d’autres encore viendront plaindre leur sort ; et ainsi de suite.
Ô Roi, continua le brahmana, le corps est une merveilleuse réplique de l’être vivant, il ressemble à une poupée réaliste qui a été créée grâce à une ingénuité formidable. Voyez la complexité du cerveau ou le mécanisme qui donne la vue, l’incessant battement du cœur, ou le système qui permet la reproduction d’un corps nouveau ! Pourtant, le corps n’est qu’une combinaison de terre, d’eau, de feu, d’air et d’éther. Bien qu’il ne soit qu’un agglomérat d’éléments chimiques, cette machine extrêmement sophistiquée semble vivante et naturelle. Et comme pour toute machine, aussi perfectionnée soit-elle, le corps n’est rien sans un programmateur, un machiniste.
L’âme se situe dans la région du cœur et c’est elle qui active les fonctions des sens. En tant qu’âme, on peut aisément percevoir sa propre existence par le corps, tout comme celui qui conduit un char constate sans confusion possible sa relation avec celui-ci. Le char, quant à lui, ne sait pas qu’il existe, il ne peut pas comprendre cet état, l’existence, parce qu’il n’a pas de conscience ; il n’est que matière inerte. Il en va de même avec le corps, ce revêtement de l’âme, bien qu’il soit extrêmement sophistiqué. Le corps et l’être vivant, à l’intérieur, sont deux entités distinctes : l’une est inconsciente et l’autre consciente, de son existence.
Ô Senajit, nous devons en tant qu’humains graduellement réaliser cette condition, en nous servant de notre bonne intelligence. Il suffit de réfléchir la tête froide à cette énigme de la vie en nous disant : « Voilà, j’ai déjà eu un corps d’enfant et, durant cette période, j’ai pu objectivement observer ses comportements. Aujourd’hui, je constate que ce même corps, arrivé à l’âge adulte, a changé et agit différemment. L’influence du temps ne se relâche pas, il continue son travail, et ses effets dévastateurs se feront bientôt ressentir : je vais vieillir, mon corps se couvrir de rides et ma peau se flétrir. Cependant, malgré cette complète transformation, je demeure toujours le même. Mon âme n’a pas changé et elle sera inchangée lorsqu’elle témoignera du dernier souffle du corps.
Je peux donc avec intégrité me poser la question : qui suis-je ? Qui est ce "je" qui ne s’est pas volatilisé durant ces transformations alors que la tête, les cheveux, le visage, la poitrine, les bras, les jambes et les organes internes ont tous changé jusqu’à la dernière particule de matière ? La science médicale constate que toutes les cellules du corps se modifient à chaque instant. Tous les jours nous consommons de la nourriture qui devient, en passant par le sang, des cellules nouvelles. Cela a pour conséquence que tous les sept ans approximativement, la totalité du corps humain est systématiquement remplacée. » (Sauf pour les produits chimiques qui s’y accumulent.)*
Revenons encore une fois, ô Roi, à l’exemple du char. Imaginons qu’autrefois vous en aviez acquis un et qu’au fil des ans vous en auriez remplacé une à une toutes ses parties. Pourriez-vous vraiment prétendre que c’est le même ? La franchise nous contraint à répondre non puisqu’il ne reste plus un seul atome du premier. C’est à cela que ressemble la transformation de notre corps.
Il existe une espèce de lézard qui est un exemple tout à fait pertinent pour mettre en lumière ce phénomène extraordinaire. Le lézard a la possibilité de faire pousser une nouvelle queue s’il perd la sienne par accident. Peut-on dire qu’elle est la même que l’originale ? La ressemblance est impeccable mais en réalité la queue est absolument neuve. Il en va exactement de même pour notre corps. Nous pouvons à raison déclarer sans ambigüité que la personne qui l’habite aujourd’hui est la même que celle qui l’habitait autrefois. Je me souviens bien de ce que je faisais quand j’avais trois ans mais où est donc ce corps à présent ? Il n’existe plus et j’en ai un différent. Cependant le « je » est le même. « Je » était présent dans le corps de l’enfant et « je » est encore présent dans ce corps plus vieux. En quoi consiste donc ce « je » qui n’a pas disparu en dépit des changements du corps ?
Voilà ce que l’on appelle l’âme, l’être vivant conscient et éternel.
Ô Roi, considérez un instant cette explication : le corps, sans vous, sans l’être à l’intérieur, n’est pas conscient de quoi que ce soit, pour la simple raison qu’il est, comme nous l’avons vu, constitué de matière brute et inerte. Au moment du décès, le corps est bel et bien là devant nous mais il suffit d’une seconde de lucidité pour réaliser sa mort. Pourquoi en est-il ainsi ? La même tête, le même tronc, les mêmes bras et jambes sont allongés là, devant nous. Que lui manque-t-il ? La conscience. Il manque la conscience. Celui qui donnait vie au corps, qui lui permettait de ressentir joies et peines, qui reconnaissait ceux qui venaient à lui en les appréhendant par ses sens, celui-là, maintenant, est parti. Il n’y a plus personne pour percevoir les images à travers les yeux ou les sons par les oreilles. L’être conscient et éternel s’en est allé ailleurs, emportant avec lui le corps subtil constitué du mental, de l’intelligence et du faux ego*. Il est poussé vers d’autres lieux et va être obligé de revêtir un corps grossier dans le ventre de sa prochaine mère. C’est ainsi que l’être se voit doter de parents et d’un environnement différent : mère, père, frères et sœurs, lignage, héritage, réputation et pays, le tout, cher Senajit, disparaîtra inéluctablement un jour, au moment de la mort.
C’est ainsi, donc : les âmes errent dans l’univers, se rencontrent pour quelque temps, développent des relations intimes et se séparent à nouveaux, contraints et forcés. Cela ressemble beaucoup à ces fétus de paille et de bouts de bois qui flottent et s’agglutinent ensemble à la surface de l’océan puis sont brusquement rejetés par une vague, se retrouvant encore une fois séparés.
Mon cher Sénajit, étant donné ces relations impermanentes et illusoires, pourquoi un homme intelligent se lamenterait-il au moment de leur terminaison ? Ô Roi, le vrai bonheur est atteint quand l’individu réussit à se détacher de toute condition matérielle instable et volatile. L’exemple souvent cité à ce propos est celui de la prostituée Pingala. Suite à sa jeunesse qui flétrissait, les clients frappèrent de moins en moins à sa porte au point qu’elle n’en dormait plus la nuit. Finalement, quand elle reconnut que tous ces hommes venaient la voir dans le but égoïste et concupiscent d’assouvir leur jouissance, et qu’ils étaient par conséquent des formes personnifiées de l’enfer, alors elle abandonna l’espoir de trouver en eux ce qu’elle s’imaginait être l’amour. Réalisant la futilité de ces plaisirs relevant de conditions frivoles, Pingala se départit donc des brûlants désirs des sens et commença enfin à dormir paisiblement.
Voilà la réponse à ta question, conclut Bhisma, s’adressant à Yudhistir, et après avoir écouté le discours de la bouche de son ami brahmana, le roi Sénajit cessa de se lamenter et son cœur s’apaisa.
* Le corps subtil est beaucoup plus difficile à se défaire que le corps physique grossier et c’est lui réellement qui nous rive ici-bas, « nous » étant nos âmes.
FIN
L'enseignement précédent du même Bhisma : L’amitié entre une souris et un chat
Et encore : Immortalité et réincarnation