Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.
21 Décembre 2011
« Il nous manque, au Québec, écrit Guillaume Asselin, une tradition du duel
au regard duquel les échanges si duveteux trouveraient enfin à s'enhardir, ouvrant ainsi
la possibilité de se mesurer à un Adversaire (sic) digne de ce nom. Il m'a toujours semblé,
en effet, qu'un esprit ne s'aiguise qu'à proportion de ce qui ose lui résister. »
Cher Monsieur Asselin. Je me félicite d’avoir éveillé en vous l’intérêt d’une réponse, ce qui est rare parmi vos confrères. J’apprécie votre courageuse réaction. Je vais donc rester succinct en retour et n’aborder que les points saillants concernant l'âme, sans insister outre mesure, ne connaissant pas votre position réelle sur ce point, du moins, je ne veux pas en préjuger pour l'instant.
La pierre d’achoppement est la définition du mot âme. Au surplus, contrairement à vous, je ne fais pas confiance aux lecteurs, à moins qu’ils ne soient familiers du sujet et que l'auteur ne s’éloigne pas trop des sentiers battus. Or, il y a loin de la coupe aux lèvres. Tentez de comprendre les poèmes de Baudelaire sans connaître les circonstances de sa vie, est vain. Je pense que non seulement l’essayiste doit mesurer à sa juste valeur la gravité du texte qu’il tente d’explorer et de partager, surtout s’il a trait à des notions philosophiques, mais il doit également prendre en compte le fait qu’un mot est rempli d’une charge historique et métaphysique dont l’impact laisse des traces chez son lecteur. C'est le but.
En sanscrit, mantra désigne le pouvoir des mots lorsqu'ils sont savamment employés pour transformer la conscience. Le mot âme ne signifie pas la même chose si on l’utilise au figuré ou dans un sens religieux, qui est sa véritable vocation, sa raison d’être. L’âme d’une voiture n’est pas l’âme d’un vivant; l’âme de la société n’est pas l’âme de la nature; l’âme de Spinoza n’est pas l’âme de saint Augustin; l’âme d’Augustin n’est pas l’âme d’Aristote; celle d’Aristote n’est pas celle de Platon; celle de Platon n’a pas la même qualité que celle de Bouddha ou de Sankara (excusez le possible anachronisme) et leur réalisation, à tous deux, est radicalement différente de celle de Ramanuja. Que vous donniez à vos lecteurs cette notion vague, d'origine sacrée et spirituelle, comme assise de vos réflexions, sans préciser d’où vous vous adressez, laissez-moi douter sérieusement de leur capacité à débrouiller la signification de votre prose savante. Car si vous êtes athée, marxiste, sadien ou Bouddhiste, mais que vous taisiez cette position tout en discourant sur les vertus de l’âme moderne, je le répète, cela n'est pas pour relever la cote de l’essayiste. Et le fait de lui laisser toute la latitude dans l’exploration de nouvelles voies n’est pas un prétexte pour manquer de scrupule dans l’écriture, parce que la littérature n’aurait pas, justement, de telles contraintes. « À ceux qui s’aventurent encore dans la forêt pratiquement désertée de la littérature, mieux vaut savoir distinguer entre l’original et la copie, c’est une question de survie. » Dixit Étienne Beaulieu, un de vos collègues. Car si vous m'annonciez que vous avez 30 amis à Montréal, ayant adopté l'avatar actuel du mot ‘ami’ – changement conceptuel qui signifie que la plupart vous sont inconnus ou qu’ils sont des connaissances lointaines- sans m'avertir, je ne serais pas certain de comprendre.
Je pourrais multiplier ainsi les exemples qui prouvent que la parole est pillée par les voleurs de mots, des terroristes comme en faisait la critique Jean Paulhan dans son livre La terreur dans les lettres.
Collage de deux tableaux de Chagall décrivant librement le voyage de l'âme.
Qu’un Georges Lukacs* soit votre référence en matière de définition de l’âme en dit long sur vos conceptions méthodologiques. Non! Cela ne ce peut pas. Vous n’impressionnerez ainsi que des partisans. Si vous voulez vraiment vous distinguer de ce que vous reniez, Dieu, l’au-delà et l’âme éternelle, soit, c’est de bonne guerre! Changez alors de terminologie, soyez créatif et inventez des néologismes appropriés. Mais je vous en prie, n’empruntez pas les mots du vocabulaire religieux pour les vider de leur contenu et le remplir avec vos spéculations athées, puis déclarez que vous chercher à donner une nouvelle âme à l’essai littéraire... Ne voyez-vous pas l’incohérence que je trouve à cette démarche qui est la vôtre et qui m’a frappé en écoutant votre causerie? Ne voyez-vous pas que les scientifiques ont fait de même avec le concept de science? Si bien que le mot aujourd’hui ne peut être employé que dans cette déformation professionnelle ultra spécialisée.
Pour ce qui est de cette dernière, la science, sachez que je considère ses représentants qualifiés complètement inaptes à dealer avec le sujet de l’âme, sinon de tout sujet concernant la conscience et la science de la vie en général. Si je cite Einstein, c’est bien parce qu’il est l’un des plus sérieux quand à cette question. Mon attitude face à l’écriture songée n’est pas une de la science mais de la raison, tout simplement, celle qui nous permet, vous et moi, de communiquer à l’écart des dogmes et donne à l’expression d’être traduisible par un lecteur qui ne nous connaît pas, dans ce cas-ci sur la notion de l’âme. Je ne dis pas qu’il faille faire la genèse d’un mot à chaque fois qu’on l’utilise dans un essai, vous m’avez mal compris, mais que l’essayiste en connaisse l’étymologie, qu’il en maîtrise le sens. Si vous dites par exemple que les Arabes ont inventé le zéro dans un essai qui traite de la numérologie, je ne vous prendrais pas au sérieux, sachant qu’en réalité celui-ci vient de l’Inde. Mais seul un travail sérieux peut vous conduire à cette conclusion, car la réalité sur le terrain, entre autres celle de vos lecteurs, colporte cette erreur classique. C’est le devoir de l’essayiste d’en rectifier la compréhension et de l’enrichir d’une connaissance juste. C’est la moindre des choses de sa part.
En ce qui concerne les auteurs que vous citez, comme étant familiers avec la littérature védique et sa signification, cela me fait sourire. Vous sous-estimez votre présent interlocuteur de manière à révéler votre faiblesse de jugement envers moi. Cette façon d’étudier la littérature hindoue, c’est encore barboter dans ce cercle d’une tradition gréco-judaïque et chrétienne de la pensée (dois-je rajouter islamique?), superposé par l’idéologie socialiste d’extrême gauche, qui n’ont fait que brouiller les cartes quant à la valeur merveilleuse que sont les Védas, plus particulièrement le Mahabharata, considéré comme le cinquième Véda et le résumé sublime de toute la littérature védique. Curieusement, comme d’aucuns, je note que vous n’avez pas relevé le caractère exceptionnel de ces écrits, que je soulignais en conclusion de ma lettre.
J’arrête ici de peur de vous paraître présomptueux à l’envie et je vous souhaite du succès dans votre entreprise qui est d’enseigner les civilisations d’autrefois, notamment celle de l’Inde védique. Bien à vous,
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* Georges Lukacs est un juif de famille bourgeoise, né à Budapest en 1885. À l'Université, il devient l'assistant de Max Weber. Personnage de grande réputation à une époque où les intellectuels sont fascinés par le marxisme-léninisme, il est l'une des meilleurs têtes de la pensée communiste dont il devient « l'idéologue et l'exécuteur de la terreur rouge », selon l'expression de Wikipédia.
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