Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.
27 Avril 2015
Dans son essai sur Les origines de la philosophie*, Jean-Pierre Vernant demande où commence-t-elle, quels sont ses frontières et son espace. Puis où est-elle apparue pour la première fois, et pourquoi là plutôt qu’ailleurs. Mais avant de procéder, prévient-il, il faut savoir ce qu’elle est, comment la définit-on. Ce faisant, nous devons pouvoir la distinguer des pensées qui ne sont pas philosophiques. Il ne faudrait pas prendre des vessies pour des lanternes.
La philosophie a les pieds bien sur terre dorénavant; elle ne cherche plus les essences éternelles à la Platon; et elle ne fait plus dans la théologie. De par la science qui contraint la philosophie à la rationalité, nous avons dépassé ce stade où l’objet est une pure abstraction.
Mais quand nous suivons le mouvement par lequel la pensée s’est historiquement constituée, paraphrasant toujours Vernant, lorsque nous examinons attentivement les signes de sa présence, nous constatons que les Grecs furent les premiers à réfléchir rationnellement. Les premiers. (La torche svp!)
Ils ont ouvert un domaine de réflexion et ont tracé un espace de savoir qui n’existait pas auparavant. Cette manière de réfléchir est nouvelle et a été inventée par les Grecs. À cet époque, ils pensaient que les étrangers n’avaient pas encore développé leur langage au niveau du leur, d’où ce vocable pour les désigner : barbare.
Est donc barbare celui qui ne parle pas la langue grecque, celui qu’on ne comprend pas ou qui émet des sons peu articulés, audibles et agréables à entendre.
Un passage d’Aristophane dans les Oiseaux, explique un internaute, illustre parfaitement ceci, passage où la notion de barbare s’oppose à celle de langage articulé. Epos, qui a enseigné le grec aux oiseaux, s’exprime ainsi : "Car j’ai eu soin, barbares qu’ils étaient jusqu’alors, de leur apprendre le langage articulé (phônè), ayant vécu longtemps parmi eux. " » (Voir encore la note 1 en bas de page ).
Les Grecs ont donc été les premiers à évoluer linguistiquement de la condition de bêtes dans laquelle se trouvait l’espèce humaine -depuis sa divergence miraculeuse, selon Darwin-, à ce statut de peuple civilisé supérieur ayant réussi à se distinguer des autres par l’élaboration d’une forme de rationalité et d’un type de discours jusqu’alors inconnu.
« Tout à commencer, écrit Vernant, au début du VIième siècle avant notre ère. » Trois hommes sont responsables de cette évolution du langage et de la pensée : Thalès, Anaximandre et Anaximène. « Descendant du ciel sur la terre, elle aurait pour la première fois, à Millet, fait irruption sur la scène de l’histoire. » Cette lumière est alors comme un phare qui éclaire « l’humanité aveugle ». Grâce à cette lumière, le miracle grec permettra les progrès de la connaissance.
Noter cependant qu’au IVième siècle les mots ‘philosophie’ et ‘philosophe’ n’existent pas encore. C’est seulement avec Platon et Aristote que ces vocables prennent une signification précise. Le reste du monde -même si de grandes et éblouissantes civilisations furent présentes depuis des milliers d’années sur la planète-, pour les Grecs et leurs adulateurs contemporains, les seuls à avoir su penser correctement, plus particulièrement à raisonner philosophiquement, ce sont les Grecs. Ne trouvez vous pas ça tordant ?
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1. Voici ce qu’écrit un internaute à ce sujet : « L’adjectif-substantif Barbaros, mot de formation onomatopéique, pourrait remonter très haut dans l’histoire et même refléter un état d’esprit indo-européen. On trouve en effet un mot équivalent en sanscrit, ‘bhara-bhara’: adjectif; il signifie ‘qui bredouille’ tandis que substantivé et employé au pluriel, il désigne les peuples étrangers. Même au-delà de l’aire indo-européenne on le retrouve, peut-être, en sumérien, dans un adjectif ‘bar-bar’ signifiant ‘étranger’. …
FIN
* Cet article est tiré du livre que je commente ici : Quand Malek Chebel philosophe sur la religion
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Quant il livre ses sentiments sur la culture grecque, Roger-Pol Droit écrit ceci : « Dans la continuité de nos rapports aux Anciens, quelque chose s'est rompu. Depuis deux ou trois générations, tout ce qui avait été transmis, vaille que vaille, depuis deux mille cinq cents ans, se trouve laissé en friche, déserté par l'école. (---) Car, comme chacun le sait, Grecs et Romains ont constamment nourri l'imaginaire de la culture européenne. Tournez-vous vers l'Histoire, regardez où vous voulez, ils sont partout! » Mais Droit constate, désabusé et presque détaché, que les choses ont changé: on parle et on traite de moins en moins de la Grèce, que ce soit en peinture, architecture, littérature ou théâtre. Il constate mais ne reconnaît pas une régression des qualités de l'homme, vu qu'il jure par l'évolution à la Darwin, qu'il y a 40 000 ans, par exemple, nous étions tous des sauvages nous distinguant à peine du singe, ce proche cousin avec un brin bizarroïde d'ancêtre répulsif. Ce qui lui fait dire avec philosophie, sur son enfance d'écolier qu'il dédaigne de se rappeler, cette époque où le latin et le grec s'apprenaient déjà aux premiers niveaux du secondaire, à partir de 10 ans, parce que : «Je n'ai aucun goût pour les Mémoires. Nostalgie? Même pas. Ces temps-là ne sont plus et je ne crois ni aux regrets ni aux résurrections. » Bref, il s'est coupé de ce monde où la rupture a été consommée à son corps défendant. Cependant, il ne lâche pas son bout au sujet de la Grèce! «Ma conviction: les Anciens peuvent nous être, à chaque instant, du plus grand secours. La seule chose qui compte: changer de regard, ne plus voir l'Antiquité comme une chose morte. C'est l'inverse. Je crois, pour ma part, à une Antiquité colorée. »
Pour d'autres lectures sur le sujet des Anciens : Un peu plus sur Derrida
Roger-Pol Droit et le culte du Néant
Lire les présocratiques
Les origines de la philosophie
Marre des préjugés favorable à la tyrannie !