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Le blog de Maroudiji

Les grands enjeux de société et les idées qui en font la trame, avec humour, passion et gravité.

Chapitre 11 de la Bhagavad-gita

Arjuna dit : Les enseignements sur les secrets du savoir spirituel qu'avec bonté tu m'as révélés, je les ai entendus, et mon illusion s'est maintenant évanouie.

Il a enfin compris. Ce ne devait évidemment pas être facile. Si Arjuna, l'ami intime de Krishna, peine à comprendre, qu'en est-il de nous, pauvres pécheurs?! Rappelons en deux mots la situation. Krishna et Arjuna sont sur un char de guerre entre deux armées trépidantes de passion ; elles attendent sagement la fin de cette discussion inattendue pour se jeter dans le combat. Aucun des guerriers parmi la multitude, sauf exception, ne peut entendre cet échange confidentiel. Sanjaya est l'une des exceptions. Ce que nous lisons, nous, lecteurs, qui essayons tant bien que mal d'intégrer ces enseignements 5000 ans plus tard, sont les paroles de Sanjaya rapportées par l'auteur de la Bhagavad-gita, Sri Vyasa.*

Écoutez-le attentivement. Ou, plutôt, lisez avec curiosité la suite, car il en va de notre histoire des dogmes religieux et de la psychologie. En Occident, nous avons chassé volontairement de notre conscience collective la dimension divine. Ce sont les autorités ecclésiastiques chrétiennes qui ont exécuté ce tour d'oblitération du sacré, pour mieux gérer le dynamisme des idées spirituelles. Ce faisant, ils ont placé le nouveau Dieu unique et tous ses attributs à l'extérieur du monde. Nous y reviendrons au fur et à mesure.
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* Pour lire le début de ce récit :

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Maintenant, si tu veux bien, ô Personne suprême,* j'aimerais savoir comment tu t'y prends pour pénétrer la manifestation cosmique. J'aimerais voir cette forme que tu empruntes pour se faire. (Verset 3)

Arjuna désire voir la forme universelle de Krishna

Autrefois, il y a plus de dix mille ans, que dis-je? plus de trente mille ans (et mettez-y!), dans toutes les religions dignes de ce nom, les dieux étaient naturellement présents dans l'univers et parmi nous. Le témoignage des peuples qui vivaient à ces époques et qui est rapporté par les écrits, en l'occurrence les Puranas ou le Mahabharata, le confirme. Encore faut-il savoir juger. Et je ne parle pas des croyances superstitieuses des Égyptiens ou des Grecs auxquelles nous nous référons avec une obstination identitaire, malgré le caractère violent qui anime ces traditions spirituelles. Ce sont des exemples évidents, pour ce que nous en savons, de religions inventées, par démagogie, cupidité ou ignorance. Ce dernier défaut étant devenue dans la culture contemporaine, le moteur du progrès; les premiers hommes, nous dit-on, n'étaient-ils pas ignorants? 

Pour les témoignages, Albert Camus préconisait plutôt: «L'honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non pas par ses sous-produits. »

Dans ce troisième verset, Arjuna s'adresse à Krishna en le désignant de paramesvara, de personne suprême, ou encore d'atmanam, de forme supérieure. D'entre les dieux, souligne-t-il, il est le principal. En Inde, depuis son avènement, les dévots ont appris que Krishna était le Dieu des dieux, sans égal, qu'il n'en existait qu'un seul véritable. Une grande partie de la Bhagavad-gita consiste à faire comprendre à Arjuna la suprématie absolue de Krishna, qu'il n'est pas un dieu comme les autres. À la lire sérieusement, la Bhagavad-gita, il ne peut y avoir de doute à ce sujet, bien que beaucoup de commentateurs s'y méprennent, curieusement, le prenant pour un dieux mineur, ordinaire.

Ce que bientôt les religions abrahamiques établiront à leur tour, concernant un Dieu supérieur, c'est un monothéisme extrême, radical, intransigeant, totalitaire et, finalement, un Dieu déconnecté et inaccessible tant il est abstrait.* C'est ce qui est recherché cependant, pour en finir avec l'anarchie et les superstitions en ce domaine. L'histoire nous dit qu'ils ont réussi, du moins là où elles se sont imposées.
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* En sanskrit, Purusottama, un des multiples noms de Krishna. 
** Paradoxalement, ils qualifient de «personnelle» cette relation.

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Ô Seigneur, ô Maître de tous les pouvoirs surnaturels, si tu estimes que je peux la contempler, montre-moi, je t'en prie, ta forme universelle. (4.)

Ce 11ieme chapitre de la Bhagavad-gita est particulier. Il se distingue des autres parce que Arjuna demande une faveur inusitée à Krishna : contempler sa forme universelle. Je ne sais pas d'où lui vient ce désir, qui le lui a inspiré, car cette forme n'existe pas en tant que telle. À ce que je sache, Krishna ne la manifeste qu'en de rares occasions, et la vision que le dévot en a ne dure que quelques moments. Par exemple, le premier  exemple qui me vient à l'esprit c'est quand Krishna avait trois ou quatre ans et qu'il vivait à Vrindavan. Sa mère adoptive, Yashoda*, en fit l'expérience à son corps défendant. Elle ne savait ni ne comprenait qu'il était Dieu. Elle le prenait simplement pour un enfant à l'égal de tous les autres, à part qu'il était le sien et qu'elle l'adorait comme la prunelle de ses yeux. Il était certes extrêmement beau et attachant mais sa position maternelle l'empêchait de réaliser sa puissance absolue ; elle ne voyait pas que son gamin régnait en maître suprême sur l'univers. Jamais il ne lui venait à l'esprit qu'il pouvait être Dieu. Ces préoccupations philosophiques ne l'atteignaient pas, il était avant tout son fils. Quand il avait faim elle lui donnait son sein, quand il pleurait elle le prenait dans ses bras, quand il faisait des bêtises elle le grondait. Krishna était complètement dépendant d'elle et de son père adoptif, Nanda. (Ses parents biologiques étant emprisonnés à Mathura.)

Yashoda, la mère de Krishna, voit la forme universelle.

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* Elle est, pour ainsi dire, l'archétype védique de la vierge Marie, la mère de Dieu, comme la désignent des catholiques, qui théorisent l'incarnation de Dieu en la personne de Jésus.

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Ce n'est pas tout. Creusons encore un peu cette notion du Dieu unique. Arjuna désire voir une autre forme de Krishna, universelle.* Différente de celle en face de lui. En fait, il ne s'agit pas d' -une- autre forme, mais d'une multitude de formes, et plus encore, devine-t-on, Dieu étant illimité. Il a donc des formes illimitées. Voilà qui entre en contradiction avec le concept de monothéisme, d'un Dieu unique. Étant Un, Dieu ne peut avoir d'aspects ou de personnalités** différents. On ne voit pas pourquoi mais c'est ainsi depuis que Moïse et Abraham l'ont décidé.

Ce verset (toujours le quatre) précise que Krishna est le Maître de tous les pouvoirs, yogeshvara. Il peut créer ou détruire à sa guise, sans même lever le petit doigt. Être ici et ailleurs, ou les deux à la fois. Dieu est au-delà du concept. Il n'est pas prisonnier de la pensée délimitée par une boîte crânienne, aussi intelligent fut cet humain.

Krishna devient le conducteur de char d'Arjuna, son ami

Krishna devient le conducteur de char d'Arjuna, son ami

Arjuna ne se laisse pas illusionner non plus par son amitié pour lui, il vient de le dire: «cette illusion, maya, s'est maintenant dissipée.» Il ne commet pas l'erreur d'identifier Krishna à un ami, à un cousin (ce qu'il est) ou à un serviteur, parce que celui-ci, pour rester neutre, s'est engagé à conduire son char au lieu de combattre comme un seigneur. Aucun des généraux sur le champs de bataille, notamment le plus grand d'entre eux, l'invincible Bhisma, ne considère Krishna comme un cocher ordinaire. Ils savent tous que s'il était aux commandes de l'armée, l'issue de la guerre serait pliée.
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* Panthéiste, disons-nous en Occident, et un chrétien n'aime pas cette idée, l'Eglise lui défend d'y adhérer. 
** Personnalité vient de personne, qui vient, lui, de persona. En grec, ce mot désigne le masque.

***

Ô Seigneur, ô Maître de tous les pouvoirs surnaturels,
si tu estimes que je peux la contempler, montre-moi, je t'en prie,
ta forme universelle.
(4.)

Dans ce verset, l'humilité dont fait preuve Arjuna évince d'emblée toute familiarité. Il ne force pas Krishna à lui montrer sa forme universelle. Il ne dit pas :« étant ton ami intime, montre-moi la ; je ressortirai ainsi plus convaincu de cette expérience pour accomplir mon devoir. » Il suggère plutôt : « Si tu veux bien. » Serait-ce la volonté de Dieu de se montrer à son serviteur, alors rien de plus facile pour lui : il est yogeshvara, (maître de tous les yogas). Mais, si telle n'est pas son intention, aucune méditation, aucun pouvoir, aucune lamentation, aucun sacrifice, aucune connaissance ne permettra de le voir tel qu'il est. Les sens et l'intelligence de l'homme n'ont pas ce pouvoir. Ni aucun instrument, aussi puissant soit-il. Sans la grâce de Dieu, il est impossible de l'atteindre ; ce qu'exprime clairement le huitième verset ci-dessous :

« Tu ne peux cependant me voir avec les yeux qui sont tiens ;
je te confère donc les yeux divins par quoi
tu pourras contempler mes inconcevables pouvoirs. »
(8)

La forme universelle de Krishna vue par Arjuna

Mais les monothéistes ont inventé un Dieu transcendantal et l'ont placé hors du monde. Ils ont pour ainsi dire limité ses pouvoirs. Il est devenu silencieux et invisible, absolument. Comme mort, ou indifférent. Et, semble-t-il, il leur a donné raison : plus personne ne considère le vent ou la lumière du soleil des énergies de dieux vivants. Plus personne ne considère les rivières et les forêts animées par des dieux. Depuis cette invention, les arbres et les animaux ont perdu leur âme. Et la science leur a donné raison. Comme quoi, science et religion ne sont pas toujours en conflit.

***
Sanjaya dit : Ô roi, à ces mots, Dieu, la Personne suprême, maître de tous les pouvoirs surnaturels, montre à Arjuna sa forme universelle. Prodigieuse la vision tout entière: innombrables les bouches, innombrables les yeux, en cette forme universelle, parée de divins et étincelants joyaux, de multiples vêtures, brandissant de multiples armes. Glorieusement couverte de guirlandes, ointe de parfums célestes, cette forme qui tout pénètre, magnifique et sans fin, Arjuna la contemple.
(9 à 11)

Je ne reproduirai ici que quelques versets de ce chapitre. La description de la forme universelle qu'en donne Sanjaya est la plus belle que j'ai jamais lue. Avant l'entrée en force de la philosophie, qui a vidé la pensée de l'enchantement qu'induisait le contact des sens au monde, les anciens grecs pensaient bien ainsi, que les forêts et les océans étaient habités par des êtres divins, que les étoiles étaient des dieux, que chaque être vivant possédait en lui une étincelle spirituelle. Beaucoup plus tard, Giordano Bruno et Spinoza, exemples notoires, ont eux aussi fait, à leur manière intuitive, la promotion du panthéisme, de cette forme divine universelle,* mais elles ne rivalisent que de très loin avec celle de la Bhagavad-gita. Elle est grandiose. À lire.

_____

* À leur dépend, Bruno a été brûlé sur le bûcher, et Spinoza excommunié. Je viens il y a quelques jours de rencontrer un couple d'intellectuels qui me disaient, convaincus, que Spinoza n'était pas un panthéiste... 

***

Si des milliers et des milliers de soleils, ensemble, se levaient dans le ciel,
peut-être leur éclat s'approcherait-il de celui du Seigneur suprême
dans cette forme universelle.
Les mondes, bien qu'infinis et innombrables,
Arjuna les voit alors,
tous rassemblés en un point unique,
en la forme universelle du Seigneur.
Alors, frappé d'émerveillement, les poils hérissés,
Arjuna lui rend son hommage,
et mains jointes, commence de lui offrir des prières :
Je vois, en ton corps réunis tous les dévas et autres êtres.
J'aperçois Brahma, assis sur la fleur de lotus, et Siva,
et les sages, et les serpents divins.
Je vois, en ton corps universel,
d'innombrables formes, d'innombrables yeux, bouches,
bras et ventres, étendus à l'infini.
Là, point de fin, de milieu, ni de commencement
.
(12 à 16)

Selon la cosmogonie védique, notamment l'enseignement du samkhya, notre univers n'en est qu'un parmi des millions d'autres, supérieurs ou inférieurs en taille. Ces univers sont par conséquent limités, et flottant, pour ainsi dire, dans un espace gravitationnel qui est qualitativement celui du monde matériel. Aux yeux d'Arjuna, cette forme universelle paraît illimitée, puisqu'il la voit à travers le corps spirituel de Krishna, lui-même illimité.

Arjuna, continue ainsi : Tu es le but premier, suprême, et nul, dans tous les univers, n'égale ta grandeur, toi qui es intarissable, le plus ancien de tout. Tu es le soutien de la religion impérissable et l'éternelle Personne divine. (18) (Je souligne.)

Puisque nous parlions plus haut de religion et que nous insistions pour dire que le Mahabharata n'est pas un livre de religion à l'instar du Coran ou de la Bible, il est singulier de constater qu’ici le traducteur,* contrairement à la plupart des autres, ait choisi ce mot, religion, pour transcrire du sanskrit –dharma, exactement- une conception culturelle et organisatrice du divin qui nous est étrangère, conception dont le but, tout comme la religion chez nous, est de guider les humains vers la très difficile libération de la prison du monde matériel, autre figure qui ne nous est pas familière (ce monde-ci étant comparé à une prison).

Le terme en sanskrit utilisé dans ce verset, disions-nous, est dharma, mais le dharma impérissable, éternel ou sanatana-dharma, plus exactement. L'expression laisse entendre qu'il existe d'autres dharma et qu'ils sont périssables, ce qui est le cas. Le dharma des femmes, par exemple, est différent du dharma des hommes ; le dharma du soldat est différent de celui du prêtre; etc. **

Vers la fin de l'enseignement de la Gita, Krishna conseille à Arjuna d'abandonner les autres formes de pratique religieuse, de dharma (l'adoration à un dieu quelconque, aussi important fût-il), et de se vouer simplement à lui, Krishna, en pratiquant le meilleur des yogas, le yoga de la dévotion (bhakti). Ce faisant, il lui assure la paix morale et sociale n'ayant pas à craindre les conséquences des sacrifices ou des devoirs non remplis envers les dieux traditionnels. (Ch. 18, verset 66)

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* Bhaktivedanta Swami Prabhupada.
** Dharma : Difficile à traduire en une idée simple, on peut lui trouver comme équivalent, lorsqu’il s’agit de l’individu, la vertu, le mérite ou le devoir. Et, plus généralement, si l’on fait allusion à l’ordre des classes sociales et des dieux ou le cosmos, on parlera alors de loi, de justice, de règles fondées sur les Védas et de la parole des anciens sages. Quand on veut nommer la tradition pérenne et spirituelle de l’Inde, le terme sanatana-dharma, est tout indiqué, sanatana signifiant éternel. À noter que le dieu de la mort, Yama, tel que relaté dans le Mahabharata, entre autres, s’appelle Dharmaraja (le roi du dharma) ; il juge les actions des hommes et des femmes au moment de la mort. Il est aussi le père de Yudhistir, le frère aîné d'Arjuna. Par conséquent, il est également surnommé Dharmaraja, non seulement par filiation mais aussi parce que Yudhistir personnifie le dharma mieux que quiconque ; même les dieux vantent ses qualités exceptionnelles.

***

Pour lire : les chapitres 9 et 10

Et encore :







et le

Pour me rejoindre : mahabharatfrancais@yahoo.fr

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